mercredi 12 mars 2008

Femmes du Kivu: il y a du mensonge dans l’air…

posté le 5 mars 2008 | http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/

Dépêcher au Sud Kivu des chirurgiens et des médicaments. Augmenter les crédits (et veiller à ce qu’ils arrivent) organiser des conférences, émouvoir l’opinion. Tout cela c’est bien, c’est nécessaire. Mais cela ne suffira pas à mettre fin à la terreur qui décime les femmes de l’Est du Congo et gangrène toute la société. En 1994, ceux qui ne lisaient dans le génocide des Tutsis qu’un paroxysme de la « violence tribale » avaient tout faux. Comme ceux qui aujourd’hui assurent que les femmes du Kivu seraient victimes d’ « excès de violence», de débordements aveugles…
Au delà de la compassion, de l‘indignation et même de l’indispensable solidarité, il faut mesurer les vrais enjeux de cette guerre qui a pour terrain le ventre des femmes, pour objectifs les valeurs fondamentales d’une société, sa cohérence, ses facultés de résistance. Ici comme souvent, les enjeux s’appellent la terre, les ressources, le contrôle d’une région. Il s’agît de dominer des hommes et des femmes, de briser leur résistance de la plus atroce des façons, par le sadisme des violences sexuelles. En face de cette terreur qui se prolonge et s’enracine, questions et contradictions se bousculent.
Alors qu’en 1994, les réfugiés hutus avaient été poussés au Kivu par l’Opération Turquoise et entretenus par l’aide internationale, aujourd’hui, c’est une armée congolaise faible et toujours frappée d’embargo sur les armes, qui, seule, doit se charger de neutraliser ces hommes aguerris, une tâche d’autant plus difficile qu’elle a quelquefois collaboré avec eux ! Quant au Rwanda, s’il réclame à juste titre le retour volontaire ou forcé de ses citoyens, on peut se demander pourquoi son armée, présente au Kivu de 1998 à 2002, n’a pas rempli cette mission prioritaire ? Et comment comprendre que la Mission des Nations unies au Congo, qui avait déployé en Ituri les forces spéciales qui ont réussi à désarmer les milices, avoue son impuissance au Kivu face à quelques milliers d’hommes? La Belgique non plus n’a pas fière allure : nos soldats font du renseignement au Tchad, en Afghanistan, au Kosovo, mais ils sont absents du Congo, le seul endroit au monde où ils seraient non seulement bien accueillis, mais susceptibles d’être vraiment efficaces…N’y aurait il pas du mensonge dans l’air ? Une formidable hypocrisie ?
Il faudrait pourtant se rappeler que si le « scandale des mains coupées », une tragédie du 19 eme siècle, est régulièrement évoqué, les femmes du Kivu au ventre lacéré et leurs enfants nés du viol risquent à leur tour de hanter longtemps les mémoires et de peser sur les consciences…

Sud Kivu. Quand le corps des femmes devient champ de bataille
posté le 5 mars 2008 | http://blogs.lesoir.be/colette-braeckman/

Kaniola,
En mai 2007, 27 villageois ont été massacrés à Kaniola. Des Hutus rwandais sortis de la forêt se sont jetés sur le village. Des corps ont été coupés à la machette, des femmes ont été éventrées. Les cadavres ont été alignés, pour que le lendemain les Casques bleus ne manquent pas de les trouver. Le drame a secoué l’opinion et tout le monde a conclu qu’il était urgent d’en finir avec la peur, avec l’insécurité qui rongent le Sud Kivu, avec cette guerre qui ne dit pas son nom et dont le corps des femmes est le champ de bataille. Mais depuis lors, rien ne s’est passé, même si l’armée congolaise s’est installée dans le village martyr, la peur rode toujours à Kaniola.
Le major Adrien campe sous une tente kaki et abrite Pacifique, le chef de groupement dont le toit a été volé par les assaillants. Le major est un ancien Mayi Mayi, l’un de ces Kivutiens qui s’étaient opposés à l’invasion rwandaise. Démentant ceux qui présentent les Mayi Mayi comme des paysans illettrés, il est universitaire, historien de formation. Lorsqu’il s’est engagé au début des années 2000, il a vendu sa maison de Bukavu pour s’acheter une arme et un uniforme et rejoindre les groupes de combattants qui défendaient leur terre. Depuis ce temps, l’armée rwandaise s’est officiellement désengagée du Congo, des élections ont eu lieu en 2006 et les Kivutiens ont massivement voté pour la paix. Mais le major est découragé car les Hutus rwandais arrivés au Kivu après avoir participé au génocide des Tutsis en 1994 sont toujours là. Ils occupent la forêt de Mugobo, qui commence à la périphérie des hautes terres de Kaniola et se prolonge jusque dans la cuvette congolaise. S’il devait respecter les engagements pris par les autorités, le major Adrien devrait, d’ici le 15 mars prochain, engager le combat afin d’obliger ces groupes de Hutus soit à rentrer de leur plein gré au Rwanda soit accepter d’être cantonnés en attendant d’être déplacés ailleurs dans le pays, loin du Kivu et de la frontière rwandaise.

A Kaniola, tout le monde sait déjà que cette promesse ne sera pas tenue : « voici trois mois que la région militaire de Bukavu ne nous a pas payés » dit le major. « Rien, même pas un grain de maïs. Seul le président de l’Assemblée, Vital Kamerhe, originaire de Walungu, nous a donné quelque chose lors de son dernier passage. » Amer, le jeune officier qui avait mené des patrouilles en forêt pour tenter de poursuivre les assaillants assure qu’il a du mettre fin à toutes les opérations, faute de moyens. L’administrateur du territoire de Walungu, un philosophe de formation, confirme : « Notre patience a des limites. Le Sud Kivu est en ébullition. Depuis 1994, nous accueillons ces Hutus rwandais réfugiés ici et protégés à l’époque par la communauté internationale. Et aujourd’hui, c’est à nous qu’on demande de les désarmer, de les ramener au Rwanda. Alors qu’au même moment, l’embargo sur les armes qui frappe le Congo est prolongé… »
A Kaniola, le dimanche où une délégation belge composée de parlementaires et de représentants d’ONG (Justice et paix, Pax Christi, Eurac, CNCD 11-11-11 et Entr’aide et Fraternité) s’est déplacée jusqu’au village, toute la population s’est rassemblée dans la grande salle de l’école primaire. Pour l’occasion, hommes et femmes portaient des vêtements impeccables, s’exprimaient posément. Mais d’être aussi calmement exprimée, leur terreur quotidienne n’en était que plus frappante. « Chaque soir », a expliqué Damien, un militant des droits de l’homme, « les gens quittent leur maison, se rassemblent autour du camp des militaires en espérant être protégés. » Mukereza décrit le calvaire des femmes : « Les cibles, c’est nous. Lorsque les groupes attaquent, ils pillent les maisons et emportent les femmes du village. Près de mille femmes ont ainsi été enlevées, rien qu’à Kaniola, 400 ont été tuées. Ma propre fille a été ligotée, attachée à un cadenas, puis emmenée dans la forêt. » Germaine explique qu’elle est revenue au village après avoir réussi à fuir, mais deux de ses compagnes ont été reprises, torturées, attachées aux arbres, leurs enfants ont été tués sous leurs yeux. Un homme raconte l’histoire de son voisin : « les assaillants l’ont obligé à violer sa propre fille, sous peine de mort. Depuis, il erre comme un fou… »
Les témoignages s’enchaînent, hallucinants, interminables : des filles sont enlevées puis revendues par leur ravisseur, elles passent d’homme en homme jusqu’à ce qu’elles deviennent malades, souvent contaminées par le Sida. Des femmes sont violées, tailladées, au couteau, à la machette, leur vagin a explosé sous les coups et l’urine se mêle au sang. Elles sont désormais prisonnières de leur corps, traitées comme des pestiférées dont tout le monde se détourne. Celles qui en ont la force se traînent alors jusqu’à l’hôpital de Panzi, à Bukavu, ou l’hôpital Doc’s à Goma, où des médecins spécialistes de la fistule essaient de les réparer. Le Dr Mukwege,qui opère douze heures par jour, est découragé : « 500 femmes attendent mon intervention… Bien souvent, lorsque je renvoie les opérées au village, en voie de guérison, elles sont violées à nouveau… »
Les enfants assistent au calvaire de leur mère, les hommes, sous la menace, doivent participer au crime. A voix basse, on chuchote même des histoires de cannibalisme. Les bourreaux ne dédaignent pas le commerce : il arrive qu’ils acceptent de relâcher des villageois moyennant une rançon. Lorsque les femmes qu’ils ont enlevées, utilisées comme domestiques ou esclaves sexuelles se retrouvent enceintes, elles sont renvoyées vers le village. A Kaniola, tous les témoignages concordent : « ces Hutus jettent les femmes après usage, mais tiennent beaucoup aux enfants, surtout les garçons. Ils essaient toujours de savoir ce qu’ils deviennent. » Comme si ces gamins, en grandissant, devaient devenir de nouvelles recrues, ou fournir à ces hommes l’ « ancrage congolais » qu’ils revendiqueront pour ne pas être obligés de quitter le pays…
Sous le regard approbateur des hommes, un chef de quartier assène : «ces enfants, les enfants des serpents, nous n’en voulons pas. Un jour ils vont nous trahir… Ils sont une bombe à retardement…» A quelques mètres de là, dans la parcelle du pharmacien Byamungu, qui accueille des rescapées revenues de la forêt et que leur famille refuse d’accueillir, de jeunes femmes silencieuses donnent le sein aux enfants du viol, de la violence, de la trahison.
A Bukavu, l’archevêque Mgr Maroy confirme : « il n’y a pas de mariages mixtes volontaires entre les Congolaises et ces gens venus du Rwanda, pas un mariage avec dot et cérémonie n’a été enregistré dans les paroisses. »
Pour la seule année 2006, 14.000 cas de viols ont été enregistrés au Sud Kivu, mais les chiffres réels sont probablement plus élevés.
A Kabare, Désiré, le Mwami a quitté la clandestinité pour regagner sa maison, malgré les risques. Il explique que plusieurs Mwamis de la région ont été assassinés par les Rwandais, «les chefs traditionnels sont un facteur de résistance, lorsqu’ils sont tués, la population est désemparée et se soumet plus facilement… »Une sorte d’ «omerta » règne sur la région : « dans la plupart des cas, les viols sont passés sous silence, car lorsque cela se sait, une fille non mariée perd sa valeur, qui se calcule en vaches. Et une femme mariée sera rejetée par son mari, comme si elle était coupable… »
Si la plupart des viols, des crimes sadiques sont commis par des hommes qui s’expriment en kinyarwanda, les autorités reconnaissent aussi qu’il y a un effondrement général des valeurs, que les militaires congolais commettent aussi des viols, ainsi que de simples civils. L’épidémie se propage d’autant plus facilement que la justice est inexistante, 0,2% seulement des victimes y ont recouru et les défenseurs des droits humains s’opposent violemment au fait que, pour « arranger » les choses à l’amiable, les familles obligent les filles à épouser leur violeur, si ce dernier est un Congolais.

Le Mwami de Kabare décrit aussi l’économie particulière de cette présence des Hutus rwandais. Lui, il ne minimise pas leur présence, à l’inverse de la Mission des Nations unies au Congo, qui ose affirmer que les Rastas, qui forment le plus cruel des groupes, seraient moins de dix hommes et qu’au total, le nombre de combattants FDLR ne dépasserait pas les 10.000 hommes. Désiré, qui vit dans le milieu, constate qu’ « à Walikale, sur seize groupements, treize sont contrôlés par les Rwandais : ils coupent les routes avec des barrières, perçoivent des taxes. Parfois ils exigent des rançons pour libérer les villageois qu’ils ont enlevés. Au vu de leur emprise sur le milieu, ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croit, et ne partiront jamais… »
Pourquoi partiraient ils en effet ? Ces hommes bien armés (on se demande par qui ?) qui portent des sobriquets révélateurs (Ben Laden, Oussama, Bemba et même…Mitterrand…) ont acquis le monopole de l’exploitation du coltan, le colombo tantalite utilisé dans les portables qui se trouve à fleur de sol dans toutes les forêts du Kivu.
Le double jeu du Rwanda est amplement dénoncé : « c’est vers Kigali que remonte ce minerai qui alimente ceux que Kagame présente comme ses ennemis jurés. De Kigali à Walikale, il y a deux vols par jour… » dit d’administrateur du territoire de Walungu, tandis qu’André relève que « des Hutus que j’ai remis entre les mains de la Monuc, qui les a ramenés au Rwanda, je les ai retrouvés deux mois plus tard. Encore plus forts, mieux armés qu’avant… »A Bukavu, un religieux, le Père Franco Borginon confirme : «Cinq pour cent seulement du coltan exporté par le Rwanda vient de ses propres carrières, tout le reste sort du Congo. »
Alors que l’armée congolaise est souvent accusée de collaborer avec les Hutus rwandais, que certains analystes étrangers assurent que ces derniers vont finir par se fondre dans la population locale, du Kivu profond monte une seule revendication : « Qu’ils partent. Tous. Les FDLR (Forces démocratiques pour la libération du Rwanda), qui se présentent comme une mouvement politico militaire. Les Rastas, ces brutes qui se coiffent avec des « dreadlocks » comme des Jamaïquains… »
Alors qu’au Nord Kivu le général Laurent Nkunda, un Tutsi congolais assure que lui, il se bat contre les FDLR, des « génocidaires » et que ses troupes sont également accusées de nombreuses exactions contre les civils (recrutement d’enfants soldats, viols, enlèvements) et ont provoqué le déplacement de centaines de milliers de civils, la plupart des Congolais, refusent désormais de faire la distinction. Pour eux, « tous ces gens ne sont que les deux faces d’une même médaille, celle de la volonté d’expansion du Rwanda vers le Congo tus ne vivent que de l’exploitation des ressources du Kivu… »
Alors qua protection des populations civiles figure explicitement dans le mandat de la Mission des Nations unies au Congo, les populations congolaises dénoncent le rôle ambigu des Casques bleus. « Non seulement ils n’interviennent qu’avec beaucoup de retard lorsqu’on les appelle à l’aide, mais ils entretiennent d’étranges contacts avec les FDLR. A Bukavu comme à Kaniola, plusieurs femmes ayant réussi à s’échapper des campements où elles étaient retenues expliquent, avec force précisions, qu’alors qu’elles se trouvaient dans la forêt, il leur arrivait de voir des hélicoptères blancs se poser au milieu du camp. «Après leur départ, des rations militaires circulaient et aussi des bouteilles d’eau minérales, de celles qu’utilisent les Onusiens ».
A Bukavu, Patient Bagenda, l’un des leaders de la société civile, confirme : « dans certains campements qu’ils avaient réussi à démanteler, les militaires ont découvert des groupes électrogènes, des fûts de carburant, du matériel lourd, qui ne pouvait être amené que par avion. Soit ces appareils venaient de Bukavu ou Goma et ils ont déjoué la surveillance de la Monuc, soit ce matériel a été amené par les Casques bleus eux-mêmes… »
Affabulations, fantasmes… A Bukavu, Luc Henkinbrant, chargé des droits de l’homme, est rouge d’indignation. « Comment ose-t-on propager de telles rumeurs ? » Si le démenti st catégorique, le porte parole explique cependant, longuement, pourquoi les Casques bleus pakistanais, de soldats expérimentés et bien équipés, qui se sont déployés dans des bases mobiles proches des villages, ne réussissent pas à neutraliser les groupes armés qui terrorisent les populations, pas plus qu’ils ne réussiront à s’emparer de ces Hutus qui devraient, d’ici le 15 mars, être obligés de rentrer au Rwanda ou être cantonnés : « ils ne parlent pas la langue, sont dispersés dans une région immense. S’ils veulent passer à l’offensive, l’autorisation doit venir de… New York. »
Il conclut : « dans le seul Kosovo, il y a plus de Casques bleus qu’au Congo. N’exagérez pas les capacités militaires de la Monuc. » Cette illusion là, les femmes du Kivu l’ont perdue depuis longtemps…